Skip to content Skip to left sidebar Skip to footer

Disparition programmée de l’anguille par P. Affre – 2016

Publié le : 16 août 2018

img_3735-copie

 

Article paru dans la revue Pêches Sportives n° 108 (juillet-aout 2016) que nous remercions de l’autorisation de mise en ligne sur notre site. Au passage nous encourageons grandement les membres de Salmo Tierra à s’abonner à cette revue qui non seulement soutient notre action, mais qui depuis sa création, il y a bientôt vingt ans, est 1 des rares revues françaises à défendre les milieux aquatiques et leurs habitants.
Abonnements : www.peches-sportives.com/6-Abonnements.htm
Tel : 01 49 70 12 20

 

L’ANGUILLE : DISPARITION PROGRAMMÉE….

Il n’y a pas si longtemps, en Béarn et dans les Landes, on les donnait à manger aux poules et aux canards, aujourd’hui rendues vivantes à Hong Kong, les piballes ou civelles valent jusqu’à 3000 € le kilo, avant de grossir en Chine et d’alimenter le marché japonais.

Depuis l’antiquité (les romains les appréciaient énormément en cuisine), tout au long du moyen-âge (voir leur pêche dans le roman de Renard), puis au cours des siècles suivants, la capture des anguilles fut réservée aux pêcheurs aux engins, voire aux manants qui tendaient nasses, cordeaux et verveux et en capturaient des milliers de tonnes, dans toute l’Europe. Dans le Londres des XVI ème, XVII ème siècle et XVIII ème siècle (plus grande ville du monde à l’époque) les anguilles de la Tamise fournissaient à la population une part de protéines plus importante que le porc et le mouton réunis. Il ne semble pas que leur pêche ait eu une importance, sans doute pour des raisons d’interdit religieux (absence supposée d’écailles et de « vraies » nageoires) dans les pays musulmans de la façade atlantique comme de la Méditerranée. En revanche dans toute l’Europe chrétienne depuis le Portugal jusqu’en Scandinavie sur la façade atlantique et dans tous les pays catholiques ou orthodoxes bordant la Méditerranée (Espagne, France, Italie, Grèce), l’Anguille depuis les débuts de l’ère chrétienne, et même bien avant, comme en témoignent des gravures rupestres de l’époque Cro-Magnon, fut une source de protéines parmi les plus importantes, pour tous et notamment pour les populations éloignées des façades maritimes.
Dans notre pays en remontant nos plus grands fleuves, puis leurs affluents et en empruntant jusqu’aux plus petits ruisseaux, elles arrivaient au cœur de toutes nos provinces, avant que les grands barrages hydroélectriques construits à partir du XIX ème siècle ne leur en bloque l’accès. Jusqu’alors, contrairement aux saumons, truites de mer, lamproies ou aloses, les nombreux petits barrages de moulins édifiés depuis le Moyen Age, un peu partout sur nos petits et moyens cours d’eau, ne les empêchaient pas de progresser vers l’amont des bassins, car les anguilles pouvaient les contourner en profitant de l’obscurité et de l’humidité de la nuit, en passant par la terre ferme. Et ce à la montaison pour les civelles et les petites anguilles, comme à la dévalaison pour les grosses anguilles argentées, qui avaient passé douze à plus de vingt ans en eau douce, avant de ressentir l’appel de la Mer des Sargasses.
Mais bien plus que les barrages, la pollution ou l’asséchement des zones humides, un peu partout en Europe et tout particulièrement chez nous, c’est la surpêche et plus spécialement la surpêche des civelles (les alevins d’anguilles) qui depuis trois quart de siècle, a réduit dans toute l’Europe les populations d’anguilles jaunes et argentées (anguilles adultes) à la portion congrue et qui risque même aujourd’hui de faire disparaitre l’espèce…

La France est aujourd’hui, comme d’ailleurs hier, le seul pays européen qui autorise un chalutage « industriel » des civelles sur la zone côtière ainsi que dans les estuaires, et comme 80 à 90% des civelles entrainées plus ou moins passivement, depuis la Mer des Sargasses par le Gulf-stream et ses différentes branches, arrivent dans le golfe de Gascogne, c’est entre Adour et Vilaine, en passant par les petits courants côtiers landais, le bassin d’Arcachon, l’immense estuaire de la Gironde, les pertuis charentais et l’estuaire de la Loire, que cette année ont été capturées la grande majorité des 57,5 tonnes de civelles autorisées par les quotas alloués à un peu moins de 600 pêcheurs estuariens ou fluviaux de notre pays … Les derniers pêcheurs professionnels de Bretagne, Normandie, Baie de Seine et Picardie ne ramassant comme les Anglais, les Belges, les Hollandais et les pays qui bordent la Baltique, que les miettes que les pêcheurs du Golfe de Gascogne, ont laissé passer à travers les mailles de leurs tamis et ailes de chaluts et que quelques branches du Gulf-stream entraînent encore vers l’Europe du Nord.
Car c’est là que cela ne va plus : depuis une bonne vingtaine d’années que les scientifiques, ainsi que les pêcheurs d’anguilles de tous les pays européens constatent une régression continue de l’espèce, la France continue d’autoriser des quotas « outranciers » (57,5 t cette année, 70 t les années précédentes) au prétexte que cette pêche des civelles représente 50 à 80 % du chiffre d’affaire de 576 pêcheurs estuariens ou fluviaux. Comme il y a en moyenne 2800 alevins d’anguille par kilo, 57,5 tonnes représentent environ 160 millions de bébés anguilles, qui n’iront plus repeupler l’amont de nos bassins, comme ceux de nos voisins européens d’ailleurs. Bien sûr une directive européenne datant de 2011 ou 2012 fait obligation aux pêcheurs français de réserver 60% de leurs captures pour repeupler les eaux européennes. Le hic, c’est qu’on ne sait absolument pas si ces repeuplements donnent ou donneront des résultats (le cycle de l’anguille en eau douce étant en moyenne d’une quinzaine d’années, peut-être plus). Ce que tous les autres pays européens savent en revanche, c’est que depuis un bon quart de siècle les anguilles adultes ont pratiquement disparu de leurs eaux, comme des nôtres d’ailleurs.
En Grande Bretagne les anguilles de la Tamise comme de la Severn ne sont plus qu’un lointain souvenir, en Irlande du Nord, sur le lough Neagh où arrivaient depuis plus de cinquante ans qu’on les comptaient, en moyenne 20 à 30 millions de « glass eels » (civelles) par an, il n’en a été estimé que moins de 300 000 l’année dernière, en Italie, la lagune de Commachio au Sud de Venise fut sans doute la plus importante pêcherie d’anguilles sauvages au monde. Dès 1598 le pape Clément VIII allait s’y régaler d’anguilles grillées. En 1714 plus de 900 tonnes d’anguilles y furent capturées dans les nasses, record égalé encore en 1914 avec 907 tonnes. Trente ans plus tard les prises n’étaient plus que de 90 tonnes et en 2006 de 905 kg soit moins d’une tonne. Il ne reste qu’un vieux pêcheur sur la lagune de Commachio, quand plus de 400 familles y vivaient du commerce de l’anguille il y a un siècle. En 1928 Louis Roule directeur du Museum d’Histoire Naturelle, mentionne entre Saint-Nazaire et Nantes un cordon de civelles de près de dix kilomètres de longueur presque ininterrompue, sur un mètre de largeur et un demi-mètre d’épaisseur. Même dans le monde des insectes cependant bien pourvu, fait-il remarquer, rien n’approche de la profusion formidables des civelles. Aujourd’hui, quand dans la Basse Loire on observe un « cordon » de quelques mètres de longueur et de trente centimètres de large, le pêcheur qui le « tamise » atteint en une marée de nuit, son quota annuel de 150 kg… D’après la Commission Européenne des Pêcheries en eau saumâtre et en eau douce, au cours des vingt dernières années, les arrivées de civelles sur l’ensemble des côtes européennes a diminué de 99%, oui vous avez bien lu : 99% et on continue en France d’en pêcher entre 50 et 70 tonnes selon les années.
Si j’étais pêcheur professionnel de civelles, j’essaierai de me reconvertir, tout en négociant (avec les pouvoirs publics, avec l’Union Européenne…) le plus rapidement possible cette reconversion avant que la ressource ne s’écroule définitivement. Si j’étais mareyeur je n’investirai pas des millions d’euros dans des fermes aquacoles ultra-modernes de grossissement d’anguilles, car de nombreux scientifiques prédisent que dans une, deux ou trois années, soit la ressource se tarira d’elle-même, soit les pouvoirs publics devront en interdire la pêche. Si l’Etat français, conseillé par Ifremer, ne s’y était pas opposé, l’Anguille de même que l’Eléphant serait classée en annexe 1 de la convention de Washington sur la protection des espèces menacées de disparition. Elle est néanmoins aujourd’hui classée en annexe 2, ce qui n’en interdit pas le commerce, mais le réglemente drastiquement avec notamment pour l’anguille européenne, interdiction d’exportation hors des pays européens.

Quand, d’après le SEG (Substainable Eel Group) 30 tonnes de civelles européennes ont transité l’année dernière par Hong Kong, cherchez l’erreur !

L’IFREMER qui conseille le ministre de l’Agriculture et de la Pêche et qui depuis sa création, défend « bec et ongles » les intérêts des pêcheurs professionnels, portera une lourde responsabilité dans la disparition programmée des anguilles (comme des derniers saumons sauvages d’ailleurs) et par là même d’une profession qu’elle croit défendre.

Pierre Affre

 

img_3596-copie

img_3737-copie